Le viol de Lucrèce et la naissance de la République romaine

Elle s'appelait Lucrèce. C'était une femme belle et vertueuse et l'épouse de Lucius Tarquinius Collatinus, dit Tarquin Collatin, un commandant de l'armée romaine. Les gens qui la connaissaient avaient une haute opinion d'elle et appréciaient sa gentillesse, sa loyauté et sa magnifique beauté.

Un roi brutal

Nous sommes au 6ème siècle avant JC et Lucius Tarquinius Superbus est le septième et dernier roi de Rome. Tarquinius Superbus ou Tarquin le Superbe provenait d'une lignée de rois étrusques qui régnaient sur Rome depuis des siècles. Il était le fils (ou petit-fils) de Lucius Tarquinius Priscus, le cinquième roi de Rome et était marié à la fille de Servius Tullius, le sixième roi de Rome: Servius Tullius avait marié ses deux filles, Tullia Major (Tullie l'Aînée) et Tullia Minor (Tullie la Jeune), respectivement à Tarquin et à son frere Arruns afin d'éviter d'autres conflits dans la monarchie. Tullie La Jeune était ambitieuse alors que son mari Arruns, qu'elle finira par haïr, ne l'était pas. Tarquin était lui aussi très ambitieux et il conspira pour assassiner son frère aîné et sa femme, Tullie l'Aînée. Apres le meurtre horrible de leurs frères et soeurs, Tarquin et Tullie la Jeune se marièrent.

jean bardin tullia

Tullia fait passer son char sur le corps de son père
Jean Bardin (ca. 1765) CC-PD-Mark

L'ambitieuse Tullie persuada alors son mari d'assassiner son propre père afin d'usurper le trône. Selon les dires de l'époque, à son retour de la Curie où son mari fut finalement declaré roi, elle vit le corps de son père étendu mort dans la rue. A la vue du corps, son cocher frémit et arrêta les chevaux fougueux. Tullie saisit alors les rênes et roula sur le corps ensanglanté de son père.

Le sang de son père éclaboussa son char et ses vêtements.

Sous Tarquin le Superbe la brutalité et la décadence fleurirent. Tarquin n'hésitait pas à utiliser la violence pour maintenir le pouvoir. Il ne respectait pas le Sénat et la plupart des traditions romaines. Alors que lui et ses proches se consacraient au plaisir, ses acolytes menaient des campagnes de meurtre politique pour éliminer toute opposition. Tarquin mit à mort un certain nombre de sénateurs et diminua considérablement l'influence et l'autorité du Sénat. Les Romains qui avaient fini par accepter la lignée de rois étrusques, se mirent à haïr tout ce que les Étrusques representaient. Leur ressentiment devint très vif.

En 509 av. JC, le roi était en guerre contre les Rutuli (de l'ancien mot italique "rudhuli" signifiant "les blonds"). Les Rutuli étaient très riches et Tarquin voulait récolter le butin de guerre croyant que ce butin apaiserait les Romains. Il tenta de prendre d'assaut la ville d'Ardée (Ardea), la capitale des Rutuli (située à 35 km au sud de Rome). Voyant sa tentative sans succès, il assiégea la ville.

Le viol de Lucrèce

Le commandant de l'armée, Collatin, était au camp militaire romain à l'extérieur d'Ardée durant le siège. Tandis que les soldats ordinaires travaillaient sur les fortifications du camp, Collatin ainsi que d'autres jeunes nobles de l'armée du roi passaient leur temps à boire et à converser. La conversation tourna en débat sur les vertus de leurs femmes respectives. Collatin affirma que sa femme Lucrèce était la plus dévouée et la plus fidèle des épouses. La discussion devint de plus en plus animée et les jeunes nobles, y compris le fils du roi, Sextus Tarquinius (Sextus Tarquin), décidèrent de régler le débat en rendant visite par surprise à leurs femmes afin de déterminer laquelle était la plus vertueuse. Visite après visite, les hommes découvrirent leurs épouses en train de s'amuser. Quand ils entrèrent tard dans la nuit dans la maison de Collatin à Collatia, ils virent sa femme Lucrèce en train de filer de la laine avec ses servantes sous la lumière des lampes dans le hall de la maison. Selon Tite-Live: "Lucrèce eut tous les honneurs du défi." (Ab Urbe Condita Libri Livre I. LVII). Lucrèce reçut gracieusement les nobles. Sextus Tarquin, fils du roi et cousin de Collatin, remarqua sa beauté éblouissante et sa vertu, ce qui alluma en lui la flamme du désir. Selon Tite-Live: "Ce fut alors que S. Tarquin conçut l'odieux désir de posséder Lucrèce, fût-ce au prix d'un infâme viol. Outre la beauté de cette femme, une réputation de vertu si éprouvée piquait sa vanité." (Ab Urbe Condita Libri Book I. LVII )

Quelques jours plus tard, Sextus retourna à Collatia et chez ... Lucrèce alors que son mari était au camp militaire d'Ardée. Elle reçut le fils du roi gracieusement avec toute l'hospitalité requise. Sextus attendit que tout le monde dans la maison soit endormi et, l'épée en main, alla dans la chambre de Lucrèce. Animé par le désir, il la réveilla avec son épée, menaçant de la tuer si elle émettait un son. Il déclara alors son amour pour elle et l'implora de se donner à lui. Si elle acceptait ses avances sexuelles, elle deviendrait sa femme et future reine de Rome. Elle refusa et il menaça alors de la tuer ainsi que l'un de ses esclaves et de dire à tout le monde qu'il l'avait vue commettre l'adultère avec un esclave. Pour épargner à son mari la disgrâce menacée par Sextus, Lucrèce se soumit à ses avances et Sextus la viola.

le serment de brutus

Le serment de Brutus - Henri Pinta (1884)
CC-PD-Mark

Quand Sextus retourna au camp, Lucrèce envoya des messagers chercher son mari et son père Spurius Lucretius, préfet de Rome, leur demandant de venir avec un ami de confiance, parce que quelque chose de terrible s'était passé à la maison. Son père Spurius Lucretius vint avec Publius Valerius et son mari Collatin vint avec Lucius Junius Brutus, Tribun des Celeres.

Ses yeux pleins de larmes, elle leur dit ce qui s'était passé.

"Jurez-moi que l'adultère ne sera pas impuni."

Les hommes essayèrent d'apaiser le chagrin de Lucrèce en lui disant que ce qui s'était passé n'était pas de sa faute et lui promettant de poursuivre Sextus. Pendant qu'ils discutaient de la question, Lucrèce pleurante tira un poignard et se poignarda dans le cœur. Elle mourut dans les bras de son mari qui se mit à pousser des cris. Alors Brutus saisit le poignard ensanglanté et jura par Mars et tous les autres dieux romains qu'il expulsera les Tarquins de Rome. Il passa le poignard à Collatin, à Lucretius et à Valerius et chacun jura le même serment. Selon Tite-Live:

"Je jure et vous prends à témoin, ô dieux ! par ce sang, si pur avant l’outrage qu’il a reçu de l’odieux fils des rois ; je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, l’orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle et toute sa race, et de ne plus souffrir de rois à Rome, ni eux, ni aucun autre."(Ab Urbe Condita Libri Livre I.LIX)

La naissance de la République romaine

Le cadavre ensanglanté de Lucrèce fut défilé et emmené au Forum romain où une foule s'était rassemblée. Brutus en tant que Tribun des Celeres pouvait convoquer les familles patriciennes (curiae) à la Curie (la comitia centuriata). La Curie ratifiait les lois et les décrets soumis par le roi. Là Brutus énuméra les abus de pouvoir du roi et les diverses revendications du peuple. Il souligna que le roi Tarquin le Superbe était arrivé au pouvoir par le meurtre du précédent roi Servius Tullius qui était aussi le père de sa femme. Brutus convainquit les familles patriciennes d'abolir la monarchie et d'expulser les Tarquins de tous les territoires de Rome.

Brutus se mit à débattre avec les familles patriciennes la forme de gouvernement que Rome devait avoir. Il décidèrent de nommer un interrex jusqu'à ce que de nouveaux magistrats soient nommés et qu'un gouvernement républicain avec deux consuls exécutant la volonté du sénat de patricien devait remplacer la monarchie. Les affaires de Rome appartiendraient au peuple et Rome deviendrait une res publica ("une affaire publique" en latin), une République. Rome serait gouvernée par des lois et des élus, par le Sénat et le peuple de Rome:

SPQR: Senatus Populusque Romanus ("Le Sénat et le Peuple de Rome" en latin).

Spurius Lucretius, le père de Lucrèce, fut élu interrex étant déjà préfet de la ville et la Curie vota une constitution intérimaire. Spurius Lucretius proposa Brutus et Collatin, le mari de Lucrèce, en tant que les deux premiers consuls de Rome, un choix qui fut ratifié par l'assemblée. Notons que Brutus, qui était lié aux Tarquins, renonça à tous les droits au trône. Brutus était le fils de Tarquinia la soeur de Tarquin le Superbe et la fille du cinquième roi de Rome Lucius Tarquinius Priscus. Collatin était aussi un Tarquin: il était le fils d'Arruns Tarquinius, l'ancien gouverneur de Collatia, et Arruns Tarquinius était le neveu du roi. A cause de cela, Brutus lui demanda plus tard de démissionner du consulat et de partir en exil pour être remplacé par son beau-père Spurius Lucretius. Plus tard de nouvelles magistratures furent créées divisant encore plus les pouvoirs précédemment détenus par le roi.

L'histoire du viol de Lucrèce attisa les flammes du mécontentement sur les méthodes tyranniques du roi étrusque. Lucrèce représentait tout ce que les Romains croyaient posséder et que les Étrusques ne possédaient pas: l'honneur, la vertu, la bravoure. Avec le corps de Lucrèce exposé au Forum, Brutus fit un discours aux plébéiens qui commençait ainsi: Nous venons de faire une assemblée de patriciens où il a été résolu de déposer Tarquin. Il s'est emparé de la couronne contre toutes les lois de la patrie, par cette usurpation il a violé les règles sacrées qui ont toujours été observées par nos pères, et après être monté sur le trône par des moyens illégitimes, loin de réparer ce premier crime par une conduite digne d'un roi, il n'a usé de son pouvoir que pour exercer sur nous la tyrannie la plus insupportable, Il y a déjà longtemps que nous aurions dû chercher les moyens de nous défaire de ce monstre, et puisque l'occasion est aujourd'hui si favorable, il ne faut pas la laisser échapper. Nous vous avons donc assemblés, Romains, pour vous faire part de nos résolutions. Joignez-vous à nous pour rendre à notre patrie cette chère liberté dont nous n'avons pu jouir un instant depuis que Tarquin a usurpé la souveraine puissance, et voyez persuadés que si nous manquons aujourd'hui de courage, nous ne la recouvrerons jamais. (Denys d'Halicarnasse, Antiquités Romaines, Livre IV)

Ayant besoin de l'assentiment de la population, des élections générales eurent lieu. Le vote fut pour la république.

Tullie, la femme du roi, voyant l'agitation de son palais et craignant pour sa vie, quitta Rome pour le camp militaire d'Ardée. Sextus Tarquin fuit vers Gabii où il fut plus tard assassiné. Quand Tarquin le Superbe apprit le soulèvement, il abandonna Ardée et chercha le soutien de ses alliés en Étrurie. Les villes de Veii et de Tarquinii lui envoyèrent des contingents et Tarquin se prépara à marcher sur Rome. Le roi envoya également des ambassadeurs au sénat, pour demander officiellement le retour de ses biens personnels, mais en réalité pour saper l'autorité d'un certain nombre d'hommes influents de Rome. Quand le complot fut découvert, les consuls mirent à mort les personnes trouvées coupables et Brutus fut forcé de condamner à mort ses deux fils Titus et Tibère qui faisaient partie du complot.

Brutus forma une armée révolutionnaire. Les soldats révolutionnaires bloquèrent les portes de Rome et certains furent envoyés à Collatia. Brutus laissa la ville de Rome à Lucretius et lutta contre l'armée du roi à la bataille de Silva Arasia. Après des pertes douloureuses subies des deux côtés, l'armée révolutionnaire triompha. Tarquin se tourna alors vers le roi étrusque de Clusium, Lars Porsena, qui marcha sur Rome et qui se retira rapidement face à la défense féroce des Romains. En 498 av. JC (ou 496 av. JC), Tarquin persuada Octavius Mamilius, son beau-fils, princeps (prince) de Tusculum, de marcher sur Rome pour être vaincu par les Romains. Tarquin mourut plus tard à Cumes en 495 av. JC, où il s'était réfugié à la cour d'Aristodème de Cumes.

Conclusion

Les événements qui suivirent la mort de Lucrèce résonnèrent pendant des siècles. Plus jamais Rome ne verra un roi héréditaire et la paranoïa contre les rois dura des centaines d'années. Le viol de Lucrèce a fait l'objet de nombreux poèmes, pièces de théâtre, opéras et œuvres d'art, dont le poème narratif de Shakespeare "Le viol de Lucrèce" et des peintures de Botticelli et Titien. Le viol de Lucrèce est bien plus qu'une histoire de violence contre une femme et ses conséquences, c'est une histoire sur la vertu contre le vice, sur l'honneur contre le manque d'honneur, et sur la gentillesse contre la méchanceté. Il s'agit d'anciens idéaux romains et de tout ce qu'ils signifient, et d'un événement qui culmina avec la naissance de la République romaine.

REFERENCES

  • Ab Urbe Condita Libri (Livy)
  • La mort de Servius Tullius et le char de Tullia (Revue belge de Philologie et d'Histoire, 1963)
  • Antiquités Romaines, Livre IV (Denys d'Halicarnasse)
  • The rapes of Lucretia: a myth and its transformations (Ian. Donaldson, Oxford, 1982)

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